Hegel n’a jamais eu bonne presse chez les féministes. Philosophe mâle de la grande tradition philosophique et sexiste, il paraît incarner l’illustre représentant de ce que Jacques Derrida nommait le « phallogocentrisme » : une vaste entreprise plurimillénaire qui a instrumentalisé l’usage du logos pour justifier la domination des hommes sur les femmes dans l’histoire. Carla Lonzi avait même été jusqu’à proposer que l’on « crache » sur Hegel (Sputiamo su Hegel), dans une sorte de « balance ton porc » philosophique qui alliait la provocation et l’expression profonde d’une gente féminine exclue du progrès historique de l’esprit du monde.
Le verdict semble pourtant plus nuancé depuis quelques années. On a vu naître, en particulier aux États-Unis, une série de recherches stimulantes sur la possibilité de revenir à Hegel aujourd’hui dans une perspective féministe. Les ouvrages collectifs dirigés par Patricia J. Mills (Feminist Interpretations of G. W. F. Hegel, The Pennsylvania State University Press, 1996) ainsi que par K. Hutchings et T. Pulkkinen (Hegel’s Philosophy and Feminist Thought. Beyond Antigone ?, Palgrave Macmillan, 2010) donnent un remarquable aperçu de ces débats. Plus récemment, en Europe, un colloque a eu lieu les 26, 27 et 28 septembre 2018 à Rome avec pour titre évocateur World WoMen Hegelian Congress, où il était également question des relectures féministes de Hegel.
La raison de ce regain d’intérêt est que, s’il est vrai que dans sa Philosophie de la nature et dans les Principes de la philosophie du droit, Hegel véhicule un certain nombre de préjugés à l’encontre des femmes, qui l’amènent à légitimer leur exclusion de la vie sociale et politique des nations modernes, d’autres textes du philosophe d’Iéna sont beaucoup plus progressistes et s’avèrent susceptibles d’être réappropriés par des lectures féministes. En particulier, la discussion que Hegel propose d’Antigone, la pièce de Sophocle, au chapitre VI, A de la Phénoménologie de l’esprit, ainsi que le thème de l’éternelle ironie de la communauté auquel elle donne lieu, offrent une ressource féconde pour réfléchir sur la place des femmes dans nos sociétés et sur leurs capacités d’action collective.
En effet, au début de la section « Esprit » de la Phénoménologie, Hegel décrit l’organisation de la cité grecque antique et montre qu’elle est structurée par deux lois : une loi publique et politique, qui est du ressort des hommes, et une loi privée et familiale, dont les femmes sont les gardiennes. Au premier abord, les deux lois semblent se compléter harmonieusement. Les femmes élèvent dans la famille les jeunes garçons qui seront les futurs citoyens de la polis et qui iront se battre à la guerre. Lorsqu’ils meurent au combat, les citoyens mâles sont enterrés par les femmes de la cité, et ce sont les mères, les sœurs et les filles qui s’occupent des funérailles. Les hommes reviennent alors dans la sphère familiale et féminine qu’ils avaient quittée à la fin de l’adolescence. Une circularité parfaite, belle comme le cercle de la vie, semble ainsi lier les deux lois, celle de l’espace public et celle du foyer, dans le monde antique grec.
Le récit d’Antigone permet cependant à Hegel de montrer que la belle harmonie s’effondre dès que l’on s’intéresse à l’expérience que les femmes grecques pouvaient faire du monde dans lequel elles vivaient. L’histoire est bien connue : Étéocle et Polynice, les deux frères, se sont entretués pour conquérir Thèbes ; le premier étant le légataire légitime du trône, leur oncle Créon a décidé que seul Étéocle serait enterré et recevrait les rites funéraires, tandis que la dépouille de Polynice serait laissée au vent sans connaître les hommages funèbres ; leur sœur Antigone refuse de laisser le corps de ce dernier aux charognards et brave l’interdit de son oncle en tentant d’enterrer Polynice. La figure d’Antigone incarne par là le soulèvement d’une femme grecque contre l’ordre politique de la cité, représenté par Créon. Elle témoigne de la souffrance d’une femme qui doit subir la décision politique dont elle est par principe exclue, puisque les femmes grecques ne participaient pas à l’espace public de la citoyenneté dans le monde ancien. C’est la loi même de la domination patriarcale et sexiste que remet en question Antigone à travers sa bravade, et c’est précisément ce grand refus ainsi que l’antagonisme entre hommes et femmes que Hegel met au centre de sa compréhension de la vie antique.
La conclusion que tire Hegel du récit de Sophocle est radicale. Il montre que l’expérience négative des femmes grecques, dont Antigone est en quelque sorte le symbole et la voix à travers les âges, engendre un « ennemi intérieur » dans la cité. Les femmes étant nécessaires à la vie du monde antique et étant pourtant exclues de toute forme de reconnaissance symbolique, elles ne peuvent que se retourner contre les hommes qui gouvernent la cité. La féminité définit ainsi ce que Hegel nomme « l’éternelle ironie de la communauté », un principe de subversion interne par lequel la cité produit en son sein un facteur de destruction et de dissolution intérieure, une forme de stasis genrée. La Phénoménologie de l’esprit explique ainsi comment les femmes retournent les jeunes garçons qu’elles éduquent contre leurs pères et leurs aînés afin de renverser le pouvoir et de faire s’effondrer le monde grec. Si l’explication est douteuse d’un point de vue historique, elle n’en a pas moins tout son sens dans le texte hégélien et dans une possible relecture féministe de ce passage : le déni de reconnaissance des femmes les conduit à se mobiliser collectivement pour défaire de l’intérieur l’ordre social existant et faire s’effondrer un monde où seuls les hommes ont voix au chapitre.
On sait que la solution que Hegel a proposée de cette contradiction immanente au monde grec peut paraître déceptive eu égard à la puissance évocatrice du chapitre VI, A de la Phénoménologie. La fin de la section « Esprit » annonce déjà la figure du mariage en mettant en scène deux consciences qui se disent « Oui » devant Dieu. Les Principes de la philosophie feront ensuite du mariage bourgeois l’institution historique d’une reconnaissance symbolique des femmes dans un contrat marital qui n’est plus basé sur la richesse ou le statut, comme c’était le cas dans l’antiquité et au Moyen Âge, mais sur l’amour mutuel. Le résultat auquel aboutit Hegel est que l’intégration symbolique des femmes n’a pas nécessairement besoin d’en passer par une participation politique et sociale à la vie de la communauté, puisqu’elle semble pouvoir se contenter de prendre forme dans la reconnaissance privée de l’amour entre les sexes au sein de l’institution maritale propre au monde moderne. Cependant, si le mariage d’amour pouvait apparaître comme un progrès historique aux yeux de Hegel, il est certain qu’il n’est plus à même d’orienter les pratiques et les réflexions des femmes dans le monde contemporain.
Pour autant, la révolte d’Antigone et des femmes grecques reste pour nous d’actualité. L’expérience du mépris social, qui se traduit par un ensemble de violences symboliques, économiques et physiques, reste une constante dans le vécu partagé des femmes aujourd’hui à travers le monde. Des fortes mobilisations féministes des années 1960 et 1970 aux mouvements d’ampleur des dernières années et des derniers mois, tout donne à penser que l’expérience du déni de reconnaissance de la part des femmes reste omniprésente et constitue un problème politique majeur de notre temps. La révolte d’Antigone, qui n’est nullement le signe d’une résistance isolée dans le texte hégélien, mais qui fait signe vers une véritable résistance collective et partagée, garde également tout son potentiel critique. Des Grecs à nous, il est toujours question de la critique d’un monde dont les lois sont dictées de manière exclusive par les hommes et de la nécessité de son dépassement, de sa transformation profonde et structurelle. L’ironie féminine, qui met fin au monde grec dans la fiction philosophique de Hegel, est aussi une aspiration principielle de notre époque. Et Carla Lonzi elle-même admettait que s’il y avait bien un endroit dans le texte du philosophe allemand où les femmes pouvaient s’y retrouver et y lire leurs cauchemars et leurs rêves quotidiens, c’était bien dans son interprétation de l’histoire d’Antigone et dans les espoirs dont elle était encore porteuse.
Qu’il faille ici relire Hegel contre lui-même ne fait pas de doute. Il faut cependant être juste avec l’accusé et admettre qu’une actualisation féministe de son œuvre tire un fil déjà présent dans sa philosophie. Simone de Beauvoir, dans le Deuxième sexe, avait noté que la dialectique du maître et de l’esclave s’appliquerait très bien au rapport entre hommes et femmes. Alors que le fameux chapitre IV, A de la Phénoménologie de l’esprit ne laisse entrevoir que des consciences abstraites et asexuées, il faudrait relire la dialectique de la domination et de la servitude en sexuant les consciences qu’elle met en jeu. Sans le savoir, Beauvoir faisait en réalité signe vers un élément présent dans le texte hégélien lui-même, puisque les manuscrits d’Iéna et les premières esquisses de la lutte pour la reconnaissance dans le Système de la vie éthique (1802-1803), le Premier système (1803-1804) et La philosophie de l’esprit (1805), présentaient la relation de reconnaissance et son potentiel échec comme une relation entre hommes et femmes au sein de la famille. Il est tout à fait stimulant de constater que la réflexion sur l’exigence de reconnaissance mutuelle et sur l’analyse de son possible déni soit née chez Hegel à partir d’une réflexion sur le rapport entre les sexes.
Ce n’est dès lors pas un hasard si, dans la Phénoménologie de l’esprit, l’étude du premier moment de l’histoire du monde au début de la section « Esprit », qui rejoue la dialectique de la domination et de la servitude à un niveau social et historique, développe une contradiction entre hommes et femmes au sein de la cité grecque : Hegel était parti dès le départ, et dès sa réflexion précoce dans les différents manuscrits de la période d’Iéna, d’une méditation sur les relations satisfaisantes ou insatisfaisantes entre hommes et femmes comme constituant un élément central du monde social et de la communauté. Le dénouement qu’il a donné au conflit plurimillénaire entre les sexes – la reconnaissance des femmes dans le mariage d’amour – appartient à son temps et ne saurait nous contenter aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que la force critique de ces analyses trouve encore quelque actualité et que c’est du sein même de sa philosophie que Hegel nous invite à actualiser sa pensée en fonction des combats féministes propre à notre époque.